Gratifiée en février dernier du prestigieux Prix Henry van de Velde pour l’ensemble de sa carrière, Ann Demeulemeester nous raconte en toutes choses la création comme solution. 

Retir&eacute;e du rythme effr&eacute;n&eacute; du calendrier des collections de mode, la cr&eacute;atrice se consacre depuis deux ans &agrave; habiller nos int&eacute;rieurs des m&ecirc;mes contrastes sophistiqu&eacute;s qui ont chang&eacute; le visage de l&rsquo;avant-garde belge. Une transition spontan&eacute;e qu&rsquo;elle-m&ecirc;me n&rsquo;avait pas calcul&eacute;e. Pendant une trentaine d&rsquo;ann&eacute;es, elle a anim&eacute; les ombres et les lumi&egrave;res d&rsquo;une nouvelle vague de mode cr&eacute;ateur. Comment aborde-t-elle le coup de frein impos&eacute; &agrave; un monde qui commen&ccedil;ait &agrave; se marcher sur l&rsquo;ourlet&nbsp;? &quot;Depuis un an, je profite d&rsquo;un calme repli avec mon mari (Patrick Robyn, NDLR), dans notre maison &agrave; la campagne. Nous avons choisi d&rsquo;aimer ce temps qui nous est offert, sans obligation. On s&rsquo;est concentr&eacute;s sur nos envies, sur de nouvelles id&eacute;es, avec une &eacute;nergie cr&eacute;ative. C&rsquo;&eacute;tait n&eacute;cessaire, avec toutes ces mauvaises nouvelles, ces &eacute;v&eacute;nements &eacute;tranges. On avait besoin de se sentir enthousiastes, d&rsquo;utiliser nos talents pour cr&eacute;er et aller de l&rsquo;avant. Nous suivions l&rsquo;actualit&eacute;, et nous avons vite compris qu&rsquo;on n&rsquo;a qu&rsquo;une sant&eacute;, et qu&rsquo;il faut en prendre soin. Se pr&eacute;server et prot&eacute;ger les autres. On est tr&egrave;s peu sortis de notre bulle, on a mang&eacute; les l&eacute;gumes du jardin. On a d&eacute;couvert qu&rsquo;en fait, nous sommes tr&egrave;s autosuffisants. Et nous sommes tr&egrave;s reconnaissants de ce cocon que nous nous sommes cr&eacute;&eacute;. En ralentissant vraiment, nous avons r&eacute;alis&eacute; la chance que nous avons. Moi qui voulais changer de vie pour gagner en tranquillit&eacute;, ne plus &ecirc;tre toujours stress&eacute;e et press&eacute;e, &ccedil;a me convient tr&egrave;s bien de me consacrer &agrave; une seule chose &agrave; la fois.&quot;

Le calme avant la conqu&ecirc;te

Lanc&eacute;s en 1994 par Design Flanders et repris par Flanders DC en 2016, les Prix Henry van de Velde sont les Oscars &ndash; ou plut&ocirc;t les Magritte &ndash; du design en Belgique. Pour cette &eacute;dition singuli&egrave;re, sans m&ecirc;me mentionner le contexte Covid, la c&eacute;r&eacute;monie et l&rsquo;exposition pr&eacute;vues au mus&eacute;e Bozar &agrave; Bruxelles ont d&ucirc; &ecirc;tre annul&eacute;es en raison d&rsquo;un incendie en d&eacute;but d&rsquo;ann&eacute;e. Mais on n&rsquo;arr&ecirc;te pas la marche du design, et depuis qu&rsquo;Ann Demeulemeester et son partenaire de vie et de cr&eacute;ation Patrick Robyn ont quitt&eacute; la mode en 2014, la pierre translucide qu&rsquo;ils apportent &agrave; l&rsquo;art de la table et &agrave; la d&eacute;coration d&rsquo;int&eacute;rieur en Belgique pose d&eacute;j&agrave; les fondations d&rsquo;une nouvelle &eacute;cole, avec la complicit&eacute; de Serax. Ce prix, la cr&eacute;atrice, absorb&eacute;e dans son atelier, ne l&rsquo;avait pas vu arriver. D&rsquo;abord &ccedil;a l&rsquo;a &eacute;tonn&eacute;e, puis touch&eacute;e. &quot;Henry van de Velde &eacute;tait un grand architecte et designer, qui a con&ccedil;u des objets de maison, des vases, de l&rsquo;argenterie, mais aussi une boucle de ceinture.&quot;&nbsp;Ann Demeulemeester cr&eacute;e &eacute;galement des couverts en argent et de la porcelaine&nbsp;; les accessoires de v&ecirc;tements ne lui sont pas tout &agrave; fait &eacute;trangers. Elle a re&ccedil;u ce prix comme la validation de sa l&eacute;gitimit&eacute; de designer, d&rsquo;autant qu&rsquo;elle a &eacute;t&eacute; d&eacute;sign&eacute;e par un jury ind&eacute;pendant, sans m&ecirc;me en avoir &eacute;t&eacute; avertie. &quot;&Ccedil;a m&rsquo;a fait plaisir d&rsquo;&ecirc;tre valid&eacute;e dans un domaine qui n&rsquo;&eacute;tait pas celui pour lequel j&rsquo;ai &eacute;t&eacute; reconnue pendant plus de 30 ans. On peut aujourd&rsquo;hui &ecirc;tre designer dans un univers global, dessiner comme on respire, cr&eacute;er comme on inspire, dans un domaine d&eacute;cloisonn&eacute;. Je go&ucirc;te d&eacute;sormais au plaisir de toucher les gens avec un projet spontan&eacute;, sans calcul marketing. C&rsquo;est un bonheur d&rsquo;explorer sans pression de nouveaux moyens d&rsquo;expression.&quot;

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Le design, un cadeau de libert&eacute;

C&rsquo;est cette latitude qui l&rsquo;a men&eacute;e au plaisir de cr&eacute;er sans devoir pr&eacute;senter une collection &agrave; tout prix. &quot;Cette libert&eacute; vient aussi de ne plus rien avoir &agrave; prouver, apr&egrave;s avoir b&acirc;ti et cultiv&eacute; une maison internationale. C&rsquo;est stimulant de se sentir fragile et sans peur &agrave; la fois. De quoi aurais-je peur ? J&rsquo;ai d&eacute;j&agrave; accompli une carri&egrave;re. Maintenant, si &ccedil;a marche c&rsquo;est merveilleux, sinon je ferai autre chose. C&rsquo;est un apaisement immense.&quot;&nbsp;Car la cr&eacute;atrice a choisi de quitter sa maison &eacute;ponyme pour &eacute;chapper &agrave; un tempo devenu insupportable. Est-ce que le milieu du design serait plus serein ? &quot;En tout cas, c&rsquo;est moins de pression. Dans la mode, on doit produire quatre collections par an, obligatoirement. Le syst&egrave;me est &eacute;puisant. C&rsquo;est &eacute;prouvant de ne pas travailler &agrave; son rythme. Je d&eacute;couvre la libert&eacute; de ne pas &ecirc;tre soumise &agrave; un calendrier rigide. Je refuse de rentrer dans un nouveau syst&egrave;me. Ici, mes cr&eacute;ations sont accueillies chaleureusement, et elles arrivent quand elles sont pr&ecirc;tes.&quot;&nbsp;C&rsquo;&eacute;tait de toute fa&ccedil;on l&rsquo;un des fondements de son propos cr&eacute;atif&nbsp;: faire un pas de c&ocirc;t&eacute;, proposer des alternatives, faire bouger les lignes. Alors ce printemps, elle suit son propre rythme de floraison, avec de nouvelles pi&egrave;ces qui font le lien entre la nature et la maison. Des formes essentielles, des bougeoirs qui &eacute;voquent un quartet de saison, avec pour base un cercle, un carr&eacute;, une croix, un triangle aux lignes arrondies. Comme lorsqu&rsquo;elle dessinait des v&ecirc;tements, la lumi&egrave;re r&eacute;pond en creux au contraste des ombres, et les lignes animent le trac&eacute; d&rsquo;une architecture parfaite. Le noir a toujours occup&eacute; sa r&eacute;flexion, composant une paradoxale toile blanche aux inflexions de la lumi&egrave;re. Pour ses bougeoirs, du cristal noir - sans plomb. Des objets taill&eacute;s &agrave; la main, lourds, des pi&egrave;ces de sculpteur, chef-d&rsquo;&oelig;uvres &eacute;pur&eacute;s. De la m&ecirc;me mani&egrave;re que cr&eacute;atrice, elle imaginait de longues robes claires translucides et &eacute;vanescentes, designeuse, elle a pr&eacute;vu de longs tubes en verre &agrave; ajouter &agrave; la base des chandeliers, pour diffuser la palpitation de la flamme. Pour ses nouveaux vases, elle a d&eacute;clin&eacute; des couleurs douces, des couleurs d&rsquo;eau. Une fois encore, de la d&eacute;coration d&rsquo;int&eacute;rieur &agrave; l&rsquo;habillement des corps, c&rsquo;est l&rsquo;harmonie de l&rsquo;eau et du feu.

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Arriver &agrave; l&rsquo;essentiel, pour construire une atmosph&egrave;re&nbsp;

Elle a baptis&eacute; cette s&eacute;rie Various, car c&rsquo;est une variation d&rsquo;atmosph&egrave;res et un cama&iuml;eu d&rsquo;&eacute;motions. De longs tubes transparents, r&eacute;fractaires ou opaques, composent des lampes vivantes qui jouent avec les ombres, en textures, nuances et transparences, &agrave; la base ou sur les c&ocirc;t&eacute;s, comme les th&egrave;mes r&eacute;v&eacute;lateurs de lumi&egrave;re chers &agrave; Ann Demeulemeester. Toujours, la dualit&eacute; de la force de la po&eacute;sie. Avec la m&ecirc;me intention, elle a imagin&eacute; des blocs constructivistes, trois vases de cristal massif, aux c&ocirc;t&eacute;s mats, laissant transpara&icirc;tre les vagues de la mati&egrave;re. La lumi&egrave;re &agrave; l&rsquo;aune de sa nouvelle carri&egrave;re se diffuse aussi au sommet d&rsquo;une structure de m&eacute;tal tr&egrave;s fin. Une lampe naturaliste, livr&eacute;e avec six poches de papier. On peut changer l&rsquo;abat-jour, qui module toute l&rsquo;atmosph&egrave;re de la pi&egrave;ce. Boule de peinture phosphorescente qui continue de briller une fois l&rsquo;ampoule &eacute;teinte, ou disque noir en feutre qui contraste l&rsquo;opacit&eacute;. On dispose aussi de trois pages vierges, pour &eacute;crire un po&egrave;me ou appliquer un dessin d&rsquo;enfant. Une page blanche sentimentale, po&eacute;tique et ludique, objet &agrave; la pr&eacute;sence forte et sophistiqu&eacute;e, mais dont les tiges &eacute;voquent la d&eacute;licatesse des pattes d&rsquo;insecte. Du textile au verre, Ann fabrique de l&rsquo;&eacute;quilibre. Ses longs vases en cristal sabl&eacute; sont stabilis&eacute;s par leur socle massif. Ils sont n&eacute;s d&rsquo;un besoin personnel de glisser une petite branche d&rsquo;arbre dans un soliflore &eacute;l&eacute;gant. Comme elle avait envie de cette lampe d&rsquo;ambiance sans fil, rechargeable via le pied en bois, avec variateur, pour recr&eacute;er la magie des bougies. Cette lumi&egrave;re feutr&eacute;e peut servir de veilleuse pour enfants, ou de liseuse. Et puis, toujours en cocr&eacute;ation avec son mari, des vases luminescents qui &eacute;clairent la fleur de l&rsquo;int&eacute;rieur. &quot;La lumi&egrave;re traverse l&rsquo;eau et la plante, et ce proc&eacute;d&eacute; innovant nous excitait beaucoup. Nous avons alors extrapol&eacute; les formes.&quot;&nbsp;C&rsquo;est l&rsquo;ultramodernit&eacute; des nouveaux ma&icirc;tres flamands, pour la cr&eacute;ation de natures vives. Pour les images de la collection, Thierry Boutemy a rem&eacute;di&eacute; au silence hivernal du jardin en lui offrant des brass&eacute;es de fleurs &agrave; photographier. &quot;Les id&eacute;es les plus justes sont les plus belles. &Eacute;purer, c&rsquo;est un aboutissement.&quot;&nbsp;

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L&rsquo;influence du contexte sur la mode et le design

Parall&egrave;lement, cette ann&eacute;e, la Maison Ann Demeulemeester &eacute;crit une nouvelle page de son histoire, gr&acirc;ce &agrave; Claudio Antonioli, client de la premi&egrave;re heure, d&eacute;sormais repreneur. D&egrave;s le d&eacute;but de l&rsquo;aventure au milieu des ann&eacute;es 80, il avait choisi de vendre la marque anversoise dans ses boutiques. Il la rach&egrave;te aujourd&rsquo;hui par passion, d&eacute;sireux de perp&eacute;tuer son identit&eacute; originale. La <a href="https://www.lofficiel.be/fashion-week/ann-demeulemeester-automne-hiver-2021-2022-retour-aux-origines" target="_blank">premi&egrave;re collection de ce nouveau chapitre a &eacute;t&eacute; pr&eacute;sent&eacute;e en mars &agrave; Paris</a>. Alors m&ecirc;me qu&rsquo;Ann s&rsquo;est retir&eacute;e de la mode, l&rsquo;intention, porteuse de future, la touche.&nbsp;

On peut aujourd’hui être designer dans un univers global, dessiner comme on respire, créer comme on inspire, dans un domaine décloisonné.

Elle observe que puisque chacun se concentre de plus en plus sur son int&eacute;rieur, on aff&ucirc;te sa sensibilit&eacute; aux beaux objets. &quot;Moi, pour &ecirc;tre heureuse, j&rsquo;ai besoin d&rsquo;amour, mais aussi de beaut&eacute;, d&rsquo;espoir. &Ccedil;a nous rend plus forts et r&eacute;sistants. Mon grand-p&egrave;re me disait toujours : Ann, chaque oiseau a son nid, qu&rsquo;il doit soigner, en harmonie avec la nature. En appliquant lui-m&ecirc;me cette philosophie, il a v&eacute;cu 97 ans ! Quand il est parti, il m&rsquo;a dit : Je te donne tout ce que j&rsquo;ai, &agrave; condition que tu ach&egrave;tes une maison &agrave; la campagne, et que tu ailles t&rsquo;y ressourcer tous les dimanches. Je vis d&eacute;sormais dans la verdure, et j&rsquo;y cr&eacute;e des &eacute;l&eacute;ments de d&eacute;coration &agrave; l&rsquo;esth&eacute;tique et &agrave; la fonctionnalit&eacute; qui procurent de la joie.&quot;&nbsp;Le c&ocirc;t&eacute; positif du contexte actuel ? &quot;La mode va devoir ralentir, se concentrer sur des essentiels, accompagner un r&eacute;veil des responsabilit&eacute;s vis-&agrave;-vis des hommes et de la plan&egrave;te. Peut-&ecirc;tre m&ecirc;me en arrivera-t-on enfin &agrave; montrer les collections quand elles sont pr&ecirc;tes, en vid&eacute;o ou de la mani&egrave;re qui convient &agrave; chacun, mais &agrave; un rythme humain. Azzedine Ala&iuml;a, que j&rsquo;aimais beaucoup, &eacute;tait le seul &agrave; pouvoir pr&eacute;senter quand c&rsquo;&eacute;tait le bon moment pour lui. Moi, j&rsquo;&eacute;tais prise dans un syst&egrave;me sans fin, l&rsquo;engrenage &eacute;tait trop puissant. Pour autant, j&rsquo;ai travaill&eacute; pendant toutes ces ann&eacute;es avec un immense bonheur et une authentique passion. J&rsquo;esp&egrave;re que dans le futur, on pourra se concentrer sur le sens, sur la qualit&eacute;, sur des pi&egrave;ces qui ne sont plus des produits mais des propositions sinc&egrave;res. Je pense qu&rsquo;il y a de l&rsquo;espoir pour la mode.&quot;&nbsp;Quand on est designer, on apprend aussi que la simplicit&eacute; est le r&eacute;sultat de l&rsquo;exp&eacute;rience.

Ann Demeulemeester : sa reconversion en design d'intérieur

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