Comment la mode belge relève le défi du "gender fluid" ?
Designers de "gender fluid" avant l’heure, ces créateurs belges réinventent chaque saison le beau chic no genre.
Prescripteurs dans les arts appliqués et impliqués par vocation depuis que le monde est création, les Belges ont toujours exploité les matières et les savoir-faire en fonction de l’usage et du temps. Celui qu’il faisait, celui qui passait et celui qui changeait...
Origines
La mode belge vient en partie de la culture du vêtement de travail (qui se conçoit plus en fonction de son usage que de la personne qui l'enfile) et de la tradition des tailleurs, qui impliquent une fluidité des lignes quand les codes masculins sont transposés au corps féminin. Dès l’émergence de la "mode créateurs" à Anvers, Ann Demeulemeester signait, dans ses collections, des silhouettes androgynes et on retrouvait cet esprit de transversalité chez Martin Margiela aussi, à un niveau très conceptuel, à partir du vestiaire masculin. Aujourd’hui, les fashion weeks masculines et féminines mêlent les mannequins, les coupes et les styles dans un ensemble mixte décloisonné. Glenn Martens, directeur artistique de Y/Project et de Diesel, observe que "depuis une dizaine d'années, on sent un vrai changement dans la mode, et je vois dans toutes les boutiques des grandes villes, chez Diesel notamment, que la répartition des étages “homme” et “femme” n'empêche absolument pas les gens de choisir les vêtements dans le rayon qui leur parle le plus. Les standards d'ajustement changent et tout le monde essaye tout." Même constat d’une ouverture décomplexée de la nouvelle génération pour Benoît Bethume, consultant en images de mode et éditeur. "Culturellement, la génération Z porte de tout, les garçons s'habillent en jupe ou en tank top, quelle que soit leur orientation sexuelle. Pour eux, un vêtement est un vêtement, il n'est pas genré. Il y a un nouveau basculement de regard sur ces questions, comme à l'époque grunge, avec Kurt Cobain en robe à fleurs, sauf qu'aujourd'hui, ce n'est plus par provocation. Avec le temps, je pense que le genre ne sera plus un sujet dans la mode. Comme les smokings pour femmes qui représentaient une révolution dans les années 30 et qui n’ont aujourd’hui plus de portée subversive."
Filles, garçons, genderless et gradations
Meryll Rogge, diplômée de l’Académie d’Anvers, a lancé sa marque en 2020. "Pour la nouvelle collection, nous avons shooté des bustiers en top cropped avec de la dentelle sur des hommes, et c'est parfaitement cohérent. Chez nous, cette démarche est née du fait qu'une boutique au Japon achetait nos pièces pour son rayon hommes et, progressivement, nous sommes devenus complètement mixtes. De toute façon, j'ai toujours aimé le style androgyne." Chez Meryll Rogge, contrairement aux nombreux cas où une collection est considérée comme mixte parce que les femmes adoptent un style masculin, ici, les garçons piochent dans un vestiaire a priori destiné aux femmes. Au niveau du design, ça représente paradoxalement plus de travail. "Il est, par exemple, beaucoup plus compliqué de fabriquer un pantalon qui convienne à la fois aux hommes et aux femmes. Mais nous avons la meilleure patronneuse au monde, elle a réussi des prodiges de coupes transversales. Pour les mailles par exemple, ça ne pose pas de problème, mais sur des lignes plus près du corps, ça demande de la souplesse créative." La marque a donc capté un marché qu’elle ne visait pas au départ et qui augmente chaque saison. Chez Christian Wijnants, récemment nommé directeur artistique de Maison Ullens, c'est surtout la maille qui séduit tout type de clientèle. Il a arrêté sa collection masculine pendant le Covid. "Nos clients ont quand même continué à acheter nos pulls dans la collection féminine. Ce sont plutôt des hommes assez pointus en mode, qui connaissent bien leur corps, qui osent expérimenter, qui sont à l'aise avec leur image. Ils aiment les formes et les couleurs, et adoptent les pièces qui leur conviennent, simplement." Mais il tempère la notion d’absolue transversalité. "Le “vrai” unisexe, c'est compliqué en réalité, en tout cas dans certaines catégories de vêtements, à cause des longueurs de manches par exemple. Et si on fait trop de compromis dans les détails, dans les coupes, on risque de se perdre. À un moment donné, il faut trancher. Je prends le parti du long, avec des pièces plutôt asexuées, sans pinces, qui s'adaptent donc potentiellement à tous les corps. De même pour les pantalons, les chemises ou les manteaux, même si la collection est a priori pour les femmes, comme je propose des lignes fluides et amples, beaucoup d'hommes viennent en acheter en boutique." Une démarche qui séduit en particulier le marché asiatique, qui a toujours une manche d’avance sur l’avant-garde.
Les défis de l’unisexe
Benoît Bethume rappelle que, en général, "il s'agit plutôt d'adopter un look androgyne. Pour les femmes, acheter réellement dans les rayons hommes, ça reste un exercice d'équilibre parce que les lignes sont différentes. Chez Dries Van Noten, par exemple, on retrouve des ponts, le même tissu chez l'homme et chez la femme, une ressemblance dans les coupes, mais ce ne sont pas les mêmes vêtements. Le gender fluid, c'est souvent plus une idée qu'un même vestiaire. Marine Serre a créé une capsule unisexe qui tient plutôt du tayloring. Elle réfléchit plus à partir de la matière que du genre. Elle pense ses collections en fonction de ce dont elle dispose : un tissu précieux avec un placement de broderies devient une belle jupe à plis pour qui voudra la porter, ce qui accompagne en outre sa réflexion sur l'upcycling. Les pièces adaptables chez Marine Serre ont tout de même plusieurs systèmes de fermeture pour permettre de les ajuster, de les resserrer si nécessaire, pour que la qualité et l'esthétique soient préservées.» Il souligne que chez Courrèges aussi, dont le directeur artistique Nicolas Di Felice est belge, on retrouve pratiquement les mêmes pièces dans les deux collections, les pantalons et les mini-vestes étant achetés autant par les filles que par les garçons.
Le genre de la question
Chez Christian Wijnants, la demande de pièces femmes à faire porter par des hommes pour des shootings ou pour habiller des personnalités est en constante augmentation, désormais de 30 à 40 %. "En cinq ans, dans le monde de la mode, ça a énormément bougé, un peu plus vite d'ailleurs que dans la rue." Benoît Bethume remet cette évolution en perspective. "Avant, dans la mode, tout était un peu bourgeois. Puis est arrivée une ère plus disruptive et néo-punk, et progressivement, assigner un genre à un vêtement n'a plus vraiment eu de sens." De son côté, Glenn Martens n’en a jamais réellement fait un sujet. "J'ai toujours fait en sorte de refléter ma vie sociale sur mes catwalks et je fréquente toutes sortes de personnes ! (Rires.) Les premiers défilés Y/Project ne se faisaient pas avec des mannequins, mais avec des amis. La transversalité des genres et la diversité se sont imposées de fait, parce que même si on faisait une collection homme et une collection femme, on n’avait pas assez de budget pour tout développer avec une évidente différenciation. Nous avons donc toujours dessiné des collections éclectiques pour tout le monde, des pièces à s'approprier, des vêtements versatiles qui peuvent être adoptés par chacun. Depuis le départ, notre catwalk était très fluide. Ce n'est pas tant le vêtement qu'on a adapté, mais le regard qu'on porte dessus." La nouvelle génération découd les codes et porte ce qui l’exprime, et s’octroie la liberté de ne pas faire genre.