Rencontre avec deux créateurs français visionnaires incarnant le passé et l'avenir : le légendaire Pierre Cardin et le bien-aimé Simon Porte Jacquemus, qui se sont exprimés sur la mode, la liberté et le succès.

Nous nous retrouvons en Provence, confortablement install&eacute;s au Caf&eacute; de Sade, en compagnie de Pierre Cardin, 98 ans, propri&eacute;taire des lieux&nbsp;et toujours doyen actif de la mode fran&ccedil;aise, et &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s, Simon Porte Jacquemus, 30 ans, jeune et au top de sa carri&egrave;re, revendiquant avec ardeur l&#39;influence du ma&icirc;tre. Ce qui les r&eacute;unit, aujourd&#39;hui et dans le temps, c&#39;est une volont&eacute; de cr&eacute;er tout en vivant dans des mondes s&eacute;par&eacute;s, avec une capacit&eacute; rebelle &agrave; s&#39;&eacute;manciper en contournant les chemins pr&eacute;c&eacute;demment trac&eacute;s.

En dehors de leurs mondes, les deux hommes ressemblent beaucoup au ch&acirc;teau haut perch&eacute; de Lacoste : une ponctuation de pierre cisel&eacute;e &eacute;rig&eacute;e par le l&eacute;gendaire marquis de Sade, &agrave; la fois refuge et nid d&#39;aigle sur le vaste domaine, dominant le paysage avec une vue imprenable sur le massif du Lub&eacute;ron. Cardin a achet&eacute; la propri&eacute;t&eacute;, ainsi qu&#39;une grande partie du village escarp&eacute; accroch&eacute; au flanc de la colline. Aujourd&#39;hui, en venant nous saluer, il est sorti de sa tani&egrave;re conduit par son chauffeur, comme s&#39;il traversait les couloirs du temps en cal&egrave;che : passant d&#39;un donjon m&eacute;di&eacute;val au royaume ultra contemporain.

Confinement oblige, en ces temps d&#39;incertitude,&nbsp;gestes de barri&egrave;re et distanciation sociale ; la pr&eacute;sence des hommes, presque c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, d&eacute;montre litt&eacute;ralement le lien entre l&#39;&acirc;ge d&#39;or de la couture et le flambeau vacillant du futur.

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PAMELA GOLBIN : Il est rare de voir l&#39;a&icirc;n&eacute; et le cadet des cr&eacute;ateurs de mode discuter ensemble lors d&#39;un d&eacute;jeuner d&#39;&eacute;t&eacute;...

PIERRE CARDIN : J&#39;ai aussi &eacute;t&eacute; jeune ! Je ne suis pas n&eacute; vieux. Saluons la jeunesse ! Et sant&eacute; &agrave; la nouvelle cr&eacute;ativit&eacute; !

SIMON PORTE JACQUEMUS : A la v&ocirc;tre !

PG : C&#39;est inhabituel &agrave; Paris : vous &ecirc;tes tous les deux ind&eacute;pendants, &agrave; la t&ecirc;te de vos propres maisons de couture.

PC : Je l&#39;ai toujours &eacute;t&eacute;. Je n&#39;ai jamais eu de patron. J&#39;avais l&#39;argent pour le faire. Je n&#39;avais pas besoin d&#39;aide.

SPJ : Pour moi, c&#39;&eacute;tait par choix. Je n&#39;avais peut-&ecirc;tre pas l&#39;argent, mais je ne voulais pas faire partie d&#39;une grande entreprise. Les ch&egrave;ques ne m&#39;int&eacute;ressent pas. J&#39;ai dit non &agrave; toutes les marques et &agrave; toutes les propositions financi&egrave;res.

PG : Pour l&#39;instant ?

SPJ : Non, c&#39;est un choix conscient. J&#39;aime ma libert&eacute;, je suis tr&egrave;s bien comme &ccedil;a. Le plus grand d&eacute;fi pour un designer est de rester libre. J&#39;ai toujours consid&eacute;r&eacute; cela comme une ind&eacute;pendance vitale.

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PG : Et cette libert&eacute; vous oblige toujours &agrave; repousser les limites et &agrave; ouvrir de nouvelles portes ?

PC : J&#39;en ai ouvert des prisons (rires) !&nbsp;C&#39;est une blague bien s&ucirc;r, car je suis tributaire de toutes les responsabilit&eacute;s qui d&eacute;coulent de l&#39;emploi de centaines de personnes. J&#39;ai toujours gard&eacute; les probl&egrave;mes pour moi. Les joies, le bonheur et les f&ecirc;tes &eacute;taient pour les autres.

SPJ : J&#39;ai toujours partag&eacute; la positivit&eacute; pour que l&#39;&eacute;nergie de la marque rayonne sur les autres. Donc je comprends.

PG : Est-il difficile d&#39;&ecirc;tre &agrave; la fois la force cr&eacute;ative et le PDG d&#39;une entreprise ?

PC : Oui, mais certains sont capables des deux, ce qui est effectivement mon cas (rires).

SPJ : Je suis d&#39;accord, et il est important de trouver un &eacute;quilibre. Le matin, je m&#39;occupe des responsabilit&eacute;s financi&egrave;res et mes apr&egrave;s-midi sont consacr&eacute;s &agrave; la cr&eacute;ation. On ne peut pas vivre dans une bulle tout le temps. Il faut &ecirc;tre dans le monde r&eacute;el.

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PG : Certaines d&eacute;cisions artistiques sont-elles prises pour des raisons financi&egrave;res ?

SPJ : Non. Tout doit avoir un sens sans oublier le c&ocirc;t&eacute; humain. Je ne vais pas organiser un d&eacute;fil&eacute; en trois semaines parce que j&#39;en ai envie. Je pense &agrave; mon &eacute;quipe et &agrave; la durabilit&eacute; de ce que je fais.

PG : Comment d&eacute;finiriez-vous le succ&egrave;s ?

SPJ : Je consid&egrave;re mon &eacute;quipe comme ma plus grande r&eacute;ussite. &Ecirc;tre copi&eacute; est aussi une forme moderne de succ&egrave;s. Lorsque vous &ecirc;tes imit&eacute; par toutes les marques de &quot;fast fashion&quot;, cela signifie que vous avez un style particulier que les gens veulent acheter et porter.

PG : Lorsque vous avez commenc&eacute; tous les deux, avez-vous pens&eacute; &agrave; une femme en particulier, ou plut&ocirc;t &agrave; un univers ?

PC : Ni &agrave; une femme ni &agrave; un univers. Plut&ocirc;t &agrave; une forme, un volume. Une id&eacute;e, une silhouette. Portable, surtout portable.

SPJ : Je pr&eacute;f&egrave;re souvent penser &agrave; une id&eacute;e g&eacute;n&eacute;rale, un r&eacute;cit ou une histoire avec un titre, comme Jean-Luc Godard avec son film Le M&eacute;pris. C&#39;est tr&egrave;s fran&ccedil;ais de raconter une histoire et de rester proche de personnages tr&egrave;s r&eacute;els. J&#39;avais une obsession pour les femmes depuis ma jeunesse, mais elle &eacute;tait li&eacute;e &agrave; une femme en particulier : ma m&egrave;re, qui a gard&eacute; son nom de jeune fille, Jacquemus, et qui est au c&oelig;ur de ma marque.

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PG : Vous avez r&eacute;cemment lanc&eacute; des v&ecirc;tements pour hommes ?

SPJ : Oui, parce que je voulais aussi raconter des histoires sur les hommes. Au d&eacute;but, la cr&eacute;ation de v&ecirc;tements f&eacute;minins s&#39;est faite tr&egrave;s facilement, presque spontan&eacute;ment. Mais pour la mode masculine, j&#39;avais besoin de plus de temps pour comprendre quelle histoire je voulais raconter.

PG : Diriez-vous que vous &ecirc;tes comp&eacute;titif ? Avez-vous une activit&eacute; ou un sport pr&eacute;f&eacute;r&eacute; ?

PC : Non. Pour moi, c&#39;est le travail, le travail, le travail.

SPJ : C&#39;est tr&egrave;s moderne de dire &ccedil;a en anglais : work, work, work ! Nous le disons toujours au sein de mon &eacute;quipe.

"Le style se développe en une marque, la mode est éphémère !" - Pierre Cardin


PG : M. Cardin, vous venez d&#39;avoir une exposition r&eacute;trospective de votre travail au Brooklyn Museum. Que pensez-vous de l&#39;exposition de vos cr&eacute;ations dans les mus&eacute;es ?

PC : Eh bien, tout d&#39;abord, c&#39;est la reconnaissance de mon travail, et aussi cela a montr&eacute; le comment et le pourquoi derri&egrave;re le fait de devenir Pierre Cardin. Ce n&#39;est pas un hasard, vous savez. C&#39;est un travail sans fin, des responsabilit&eacute;s stressantes et une forte personnalit&eacute;. Il faut se cr&eacute;er une identit&eacute; personnelle.

PG : Quant &agrave; vous, Simon, je sais que vous gardez soigneusement vos collections.

SPJ : Oui, j&#39;ai gard&eacute; un double de tout, plus les archives. C&#39;est important, mais il est beaucoup trop t&ocirc;t pour faire une exposition. Je n&#39;ai que 30 ans. Je n&#39;y pense pas vraiment, m&ecirc;me si les conserver, c&#39;est en quelque sorte l&#39;avoir &agrave; l&#39;esprit. Quand j&#39;&eacute;tais plus jeune, je r&ecirc;vais d&#39;&ecirc;tre un&nbsp;grand&nbsp;couturier, mais aujourd&#39;hui, je veux juste faire les choses d&#39;une mani&egrave;re belle et simple, &ecirc;tre conscient&nbsp;de ce qui se passe autour de moi tout en restant fid&egrave;le et proche de mes clients. C&#39;est mon plus grand objectif et aussi ma plus grande satisfaction. Je con&ccedil;ois mes collections de A &agrave; Z, de la simple ceinture &agrave; la robe ou au manteau. C&#39;est moi qui suis derri&egrave;re tout, de mani&egrave;re sinc&egrave;re et honn&ecirc;te. C&#39;est ce qui me rend heureux&nbsp;dans ma vie.

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PG : Vous avez s&eacute;journ&eacute; dans l&#39;une des c&eacute;l&egrave;bres demeures de M. Cardin, le Palais Bulles, con&ccedil;u par l&#39;architecte hugarien Antii Lovag, &agrave; Th&eacute;oule-sur-Mer [dans le sud de la France]...

SPJ : C&#39;&eacute;tait incroyable, un r&ecirc;ve devenu r&eacute;alit&eacute;. En fait, j&#39;en suis fan depuis des ann&eacute;es. Dans mon esth&eacute;tique, je ne sais pas comment l&#39;expliquer... c&#39;est une de mes r&eacute;f&eacute;rences pr&eacute;f&eacute;r&eacute;es.

PC : Oh oui, c&#39;est une sculpture vivante. C&#39;est assez magique.

PG : Avez-vous &eacute;t&eacute; surpris par ses volumes architecturaux uniques ?

SPJ : C&#39;&eacute;tait absolument parfait. Il y avait m&ecirc;me des c&eacute;ramiques de Picasso. Je suis obs&eacute;d&eacute; par l&#39;&oelig;uvre de Matisse et de Picasso. Il &eacute;tait meubl&eacute; de tant de pi&egrave;ces embl&eacute;matiques du design, dont une lampe que j&#39;aime beaucoup. Tant d&#39;objets que j&#39;aime vraiment et qui vous font aussi vous sentir bien l&agrave;-bas.

PG : Pouvez-vous nous parler des c&eacute;l&egrave;bres couturi&egrave;res d&#39;apr&egrave;s-guerre avec lesquelles vous avez pass&eacute; du temps ?

PC : J&#39;ai connu Dior avant qu&#39;il ne fonde sa maison de Haute Couture, alors qu&#39;il &eacute;tait encore antiquaire. Il &eacute;tait plut&ocirc;t timide.

PG : Contrairement &agrave; Balmain, qui &eacute;tait...

PC : C&#39;&eacute;tait un playboy !

PG : Et Cristobal Balenciaga ?

PC : Oui, je le connaissais, mais il &eacute;tait toujours tr&egrave;s discret, presque trop.

SPJ : Monsieur Cardin, si je me souviens bien, vous m&#39;avez dit que M. Dior a r&ecirc;v&eacute; toute sa vie d&#39;&ecirc;tre Balenciaga.

PC : Exactement. Il m&#39;a dit un jour : &quot;J&#39;aurais aim&eacute; &ecirc;tre Balenciaga.&quot;

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PG : Et Chanel...

PC : Oh... Je pr&eacute;f&egrave;re ne pas parler d&#39;elle. Elle &eacute;tait jalouse de moi. J&#39;&eacute;tais extr&ecirc;mement beau, jeune et talentueux. Et elle &eacute;tait... et bien d&#39;un certain &acirc;ge...

SPJ : Ah, la jalousie dans la mode, c&#39;est tr&egrave;s dur.

PC : Elle disait toujours : &quot;Qui est ce jeune homme ? Quel est son nom ?&quot; M&ecirc;me si je la rencontrais plus de 20 fois et que nous nous asseyions l&#39;un &agrave; c&ocirc;t&eacute; de l&#39;autre &agrave; chaque d&icirc;ner. De toute fa&ccedil;on, elle ne disait que des choses terribles sur les gens. Jalouse et m&eacute;chante...

SPJ : Tout ce que je ne voudrais jamais &ecirc;tre.

PC : ...mais elle avait un grand sens de l&#39;humour.

SPJ : Quand j&#39;avais 20 ans et que je commen&ccedil;ais, j&#39;ai souvent vu des regards m&eacute;chants lors de f&ecirc;tes et de cocktails des g&eacute;n&eacute;rations pr&eacute;c&eacute;dentes. Je me suis toujours dit que je ferais exactement le contraire, que je tendrais la main aux jeunes cr&eacute;ateurs et que je les soutiendrais, comme je le fais avec Ludovic [de Saint Sernin]. Je refuse de d&eacute;penser mon &eacute;nergie en pensant qu&#39;ils vont prendre ma place. Si je perds mon avantage, je n&#39;ai que moi-m&ecirc;me &agrave; bl&acirc;mer et pas un nouveau designer qui a faim de succ&egrave;s.

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PC : Quelle est la situation &agrave; Paris ? Y a-t-il des jeunes comme vous en ce moment ?

SPJ : Je pense qu&#39;il y a eu beaucoup plus de jeunes designers int&eacute;ressants ces derniers temps. Quand j&#39;ai commenc&eacute; il y a dix ans, nous &eacute;tions tr&egrave;s peu nombreux. Paris &eacute;tait un peu endormi, mais la situation a chang&eacute; pour le mieux et les choses bougent.

PG : Le sens de la camaraderie est-il difficile dans cette industrie ?

PC : Il y a toujours eu de la jalousie. Andr&eacute; Courr&egrave;ges et moi &eacute;tions amis. Il avait beaucoup de talent. Vraiment talentueux !

SPJ : Oui, ses dessins sont magnifiques ! Moi aussi, j&#39;aime Courr&egrave;ges. C&#39;est une de mes plus grandes inspirations. Courr&egrave;ges et vous.

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PC : Qu&#39;est-ce qui vous a inspir&eacute; dans son travail ?

SPJ : L&#39;ing&eacute;niosit&eacute; de ses couleurs et de ses formes. Son travail &eacute;tait vraiment primitif, un peu comme Picasso. Il y a quelque chose de na&iuml;f qui m&#39;a tout de suite parl&eacute;.

PC : Il avait du style.

PG : Pour vous, est-il pr&eacute;f&eacute;rable d&#39;&ecirc;tre &agrave; la mode ou d&#39;avoir du style ?

PC : Avoir du style, &eacute;videmment ! Le style se d&eacute;veloppe en une marque. La mode est &eacute;ph&eacute;m&egrave;re !

"Je conçois mes collections de A à Z... C'est moi qui suis derrière tout, de manière sincère et honnête. C'est ce qui me rend heureux dans ma vie." - Simon Porte Jacquemus


PG : M. Cardin, quel conseil donneriez-vous &agrave; Simon ?

PC : De travailler en silence, et de ne pas &eacute;couter les autres. Ecoutez votre propre conscience. Si vous comptez sur les autres, vous ne r&eacute;ussirez pas.

PG : Simon semble avoir d&eacute;j&agrave; r&eacute;alis&eacute; tout cela.

PC : Oui, bien s&ucirc;r ! Mais il doit continuer. Commencer, c&#39;est la partie facile.

SPJ : Cela fait seulement 10 ans !

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PG : Simon, quelle question souhaitez-vous poser &agrave; M. Cardin ?

SPJ : Avec le recul, y a-t-il quelque chose que vous changeriez ?

PC (chantant Edith Piaf, &quot;Non, je ne regrette rien&quot;) : Non ! Pas de regrets !

SPJ (riant) : Je n&#39;en attendais pas moins de vous, M. Cardin !

PC (riant et chantant) : Non ! Je n&#39;aurai pas de regrets !

Pierre Cardin et Simon Porte Jacquemus nous parlent de l'évolution de la mode française

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