Kim Mupangilaï : pour un design enraciné dans la diversité
L’architecte d’intérieur Kim Mupangilaï décrit tout ce que la diversité peut apporter au design.
L’histoire de Kim Mupangilaï recèle tous les ingrédients de la comédie romantique classique. À l’invitation de New-Yorkais croisés lors d’un voyage en Australie avec son sac sur le dos, elle part à la découverte de Big Apple, y vit pendant des mois comme une clocharde dans un immeuble désaffecté qu’elle transforme de ses propres mains en un lieu parmi les plus prisés de la ville, se fait un nom en tant que designer et pose ses valises dans un brownstone romantique de Brooklyn où elle partage la vie d’un amoureux créatif, photographe de métier. Générique de fin et bande son sympa sur un tableau idyllique.
Mais si on creuse en profondeur, cette histoire à l’allure de rêve américain est surtout riche d’une identité multicouche comme nous le révèle l’architecte d’intérieur, designer et professeure. Elle voit sa collection de meubles "Hue I am/Hue AmI", qui lui vaut de conquérir peu à peu le monde du design de collection, comme un autoportrait, un voyage exploratoire à travers la fusion de ses racines belgo-congolaises. Elle puise son inspiration dans les formes fluides et les détails intrinsèques des objets et armes traditionnels pour concevoir des pièces sculpturales en raphia, teck, pierre volcanique et rotin. Résultat : ses créations donnent toujours une impression de mouvement. Une caractéristique qui s’applique aussi à l’imagination de la personne qui les contemple et peut, par exemple, y déceler une lampe ou la silhouette d’une mère avec son enfant. La courbe élégante de son armoire Mwasi rappelle les boucliers Ngandu traditionnels, tandis que la forme de sa chaise longue Bina fait allusion à une hache rituelle. L’ensemble a quelque chose de surréel, comme s’il pouvait s’animer à tout moment pour se lancer dans une danse entraînante.
Des chaises qui dansent
"C’est un commentaire qui revient très souvent", rit-elle au téléphone, "mais ça n’a jamais été une intention délibérée de ma part. La culture africaine possède un grand sens de l’expression et du rythme qui lui donne cette mobilité que le public perçoit. J’ai toujours voulu concevoir mes propres meubles, mais en m’appuyant sur un narratif personnel. Étant née et ayant grandi en Belgique, je n’avais qu’une connaissance très limitée de mes racines congolaises. Durant la pandémie, je me suis lancée dans une recherche approfondie. J’ai posé des questions, dévoré des livres africains, étudié les traditions et les objets anciens, et vu surgir, peu à peu, un nouveau langage formel. Il bouillonnait sans doute depuis toujours au plus profond de moi et attendait le moment opportun pour jaillir et se révéler. New York a fait fonction de catalyseur en tant que grand melting-pot culturel, dont tout le monde fait partie, quelle que soit son origine. Cette ville sait nous apprécier sans préjugés, tel qu’on est: il n’y a ni bien, ni mal, ni règles. C’est ce qui me manquait en Belgique et j’ignore si mon travail y aurait pris la même direction."
L’année dernière, la chaise Bina de Kim Mupangilaï a été reconnue comme l’un des 100 designs les plus collectables du 21e siècle par Catawiki et Hypebeast, au même titre que l’éléphant de Vitra x Eames, la Malibu House de Barbie signée Mattel, l’iPod de 1re génération d’Apple ou encore des meubles de Virgil Abloh x Ikea. La designer elle-même a été lauréate de l’AD 100 2024 Moyen-Orient & Afrique, qui rassemble les créateurs visionnaires en matière de design, architecture et décoration. Elle est représentée par la Superhouse Gallery et la R & Company de New York, et a pris part à une exposition collective à Design Miami. Ses créations ont été exposées au Cooper Hewitt Museum et au Brooklyn Museum. Un beau palmarès pour quelqu’un qui travaille depuis moins de dix ans. Sans oublier son rôle d’enseignante à la Parsons School of Design, peut-être celui qui nourrit le plus la passion qui l’anime. "Il arrive qu’on me trouve trop jeune pour enseigner, mais je pense que c’est justement tout l’intérêt car je peux apporter ma contribution à la vision académique classique. Un regard plus diversifié peut véritablement amener quelque chose. Investi au départ d’une fonction utilitaire, le design a évolué pour devenir un outil narratif. Il ne s’agit pas seulement de trouver de la beauté à certaines formes ou couleurs, mais plus que jamais d’exprimer ce qu’on ne parvient pas à formuler avec des mots. Une évolution que je constate dans mon propre travail, où j’aborde des sujets que je ne parvenais pas à verbaliser au début de mon parcours, mais qui ont progressivement pris forme, au sens littéral. Dans mon cas, il s’agit de représentation honnête, de communautés sous-exposées, d’appropriation et d’héritage. L’optimisme est de mise à cet égard car la nouvelle génération n’a plus rien à cacher et communique très ouvertement sur ce qui la préoccupe. J’ai grandi dans un monde où les choses désagréables étaient balayées sous le tapis et où les questions se heurtaient à la devise du “C’est comme ça”. Cette période est aujourd’hui révolue."
Un air de Gaudi
Ce que le travail de Kim apporte à l’inverse est également très intéressant. "Même si plus personne, de nos jours, ne fait appel à un seul style, on me répète souvent que mon travail rappelle l’Art nouveau. D’autres font le rapprochement entre son côté surréaliste et Gaudi. Je trouvais ça drôle car je puise mon inspiration dans l’Afrique précoloniale, qui n’aurait soi-disant rien à voir avec le design… Ou plutôt si justement ? Je me suis penchée sur le sujet et j’ai découvert que l’essor de l’Art nouveau a coïncidé avec la colonisation du Congo par la Belgique. Dans le cadre de mes recherches sur des objets et des symboles précoloniaux, j’en trouve beaucoup dans les maisons de Victor Horta et d’autres artistes. À partir de la Belgique, le courant Art nouveau s’est répandu, via Vienne et Paris, jusqu’à Barcelone, où il a influencé Gaudi. La boucle est bouclée et voilà pourquoi certains détectent une ressemblance entre mon travail et le sien. Il n’y a rien de mal à s’inspirer, mais attention à l’appropriation: il faut rendre à César ce qui est à César ! Une page a été oubliée dans les livres d’histoire et, en tant que sous-produit de la colonisation, je me sens appelée à la remplir. Cela nécessite une recherche approfondie et la mienne n’en est qu’à ses balbutiements. J’espère néanmoins pouvoir à terme publier sur le sujet. Il est important, pour l’avenir du design, que les créatifs de demain disposent d’un tableau complet durant leur formation."
Renouons avec le fil de la comédie romantique : Kim Mupangilaï a fait tout un voyage depuis que, petite fille, elle "s’amusait à bricoler" dans l’atelier de son grand-père, un touche-à-tout qui savait mieux que personne travailler le métal et le bois. "Mon grand-père m’a appris tellement de choses ! Bien qu’à la retraite, il passe encore des heures dans son atelier. En Belgique, l’artisanat inspire un grand respect. Les meubles sont façonnés avec passion. Une passion qu’on aime partager sur différentes générations. Tout ça fait aussi partie de mon histoire. En fait, je trouve toujours inspirant d’observer un artiste à l’œuvre. Je ne regarde pas trop ce que font mes pairs, mais je me laisse volontiers inspirer par d’autres formes d’art. J’adorerais réaliser des films, toucher à la mode et même écrire de la musique. Mais il n’y a pas assez d’heures dans une journée et il faut s’en tenir à un seul domaine. Aujourd’hui, je fais ce que je préfère et je le fais dans une ville aussi dynamique que New York. Je n’y resterai pas toute ma vie, mais pour l’instant, c’est ici que tout se passe en ce qui me concerne. Malgré mon esprit rationnel, je n’ai pas peur de sauter dans l’inconnu quand je sens qu’une opportunité se présente. Au moindre signe, je fais le grand saut !" Générique de fin et bande son sympa sur un tableau idyllique, en profondeur aussi.