Art & Culture

Annabel Lee, SOROR, Ada Oda : 3 groupes qui incarnent la scène rock belge

Iels aiment le rock et en jouent, à plusieurs, sur Tinder, en faisant des enfants, des disques, avant, pendant et après le confinement. Iels s’appellent Annabel Lee, SOROR, Ada Oda : des garçons et des filles qui chantent l’amour et l’amitié, le monde d’hier et de demain, sur fond de pop, de punk et d’indie, de guitares et de mélodies cool. Trois groupes qui incarnent notre scène rock d’aujourd’hui.

SOROR
SOROR

Annabel Lee

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© Lou Vershueren

Sortir son album le 20 mars 2020, soit une semaine après l’apocalypse Covid, c’est ce qu’on appelle manquer de bol. C’est pourtant ce qui est arrivé à Annabel Lee avec "Let The Kid Go" et, pour le coup, le kid est resté coincé à la maison, comme tout le monde. "En quelques jours on est passés de l’excitation maximale à la frustration totale", confient Audrey Marot (chant, guitare) et Jérôme "Vankou" Damien (basse)... qui profiteront quand même de tout ce merdier pour penser à la suite : un troisième album, "Drift", qui vient donc de sortir et dont le titre, évidemment, renvoie à cette période de "grande anxiété H24" (chansons 7 et 8 : "High Anxiety" et "24/7"). Et cette "dérive globale du monde actuel", ce "dérapage" en règle qui a tout chamboulé, on ne les ressent pas seulement dans les lyrics d’Audrey, mais également dans les sonorités, où l’énervé côtoie l’éthéré. "On voulait que ça bute et que ça reste en même temps mélodique", précise le bassiste qui, avant Annabel Lee, se la jouait d’ailleurs davantage Stagger Lee, plutôt hardcore qu’indie pop Nineties, gros riffs gueulards que ritournelles à la Courtney Barnett. Tandis qu’Audrey, à la base (en 2017), écrivait surtout des ballades toute seule dans son coin... Puis, comme dans les bars "personne n’écoutait", il a fallu "sortir les guitares électriques", et son projet d’abord solo de se changer en vrai "power trio", avec deux mecs sûrs en renfort (n’oublions pas Hugo Claudel à la batterie). Grande fan de Brody Dalle (The Distillers) devant l’éternel, Audrey a toujours été fan de rock indé : "J’ai acheté ma première guitare vers 14-15 ans et j’ai débuté dans un groupe punk qui s’appelait Skull N’Bones, on avait même joué au Magasin 4 !"

Autant dire que les émotions brutes, c’est presque un sacerdoce, un penchant naturel, en tout cas ça s’entend sur ce "Drift", sur ces dix tracks qui parlent de nos incertitudes, de quel bois notre avenir se chauffera, de ruptures et d’ébauches, de l’âge adulte et de ses expédients, de la maturité qui rime ici avec maternité, bref de la vie dans le monde d’après. "Il y a beaucoup de questionnements sur cet album", admet Audrey. "J’y parle de ce que je veux ou voulais être et faire... En fait, j'ai écrit ces paroles à un moment charnière de ma vie, où je sentais que le groupe prenait de l’ampleur alors qu’en même temps j’avais envie de me poser pour fonder une famille, d’être à la campagne plutôt qu’en ville... Mais je suis super contente du résultat et mon objectif aujourd’hui n’est clairement plus d ’en vivre. Parce que sur papier faire du rock c’est bien cool, mais en vrai ça reste compliqué !" Prendre les choses comme elles viennent et profiter de l’instant présent sur scène et en répète, jouer des bons concerts et sortir des bons disques, se faire plaisir et en donner... Ou quand de la distorsion, en fin de compte, émerge la raison. Qui a dit que le rock était d’office désinvolte ?

Annabel Lee, “Drift” (Humpty Dumpty Records/Howlin Banana Records)
@annabelleeband

SOROR

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"On a commencé de rien en fait. Sophie (Chiaramonte, à la basse, ndlr) n’avait jamais fait de musique avant ses 30 ans, et moi pareil ! Au départ, on s’était rencontrées pour des histoires de fringues et tout de suite on s’est trouvé énormément d’affinités... Comme des sœurs en fait !" C’est Alice (Ably), la chanteuse du groupe, qui parle. À deux, elles fondent Soror en 2017, non pas pour surfer sur la vague féministe ("Ce n’est pas notre cheval de bataille et, à l’époque, ce mot n’était même pas à la mode !") mais parce qu’au fond cette sororité allait de soi... "Et qu’on a toutes les deux plein de sœurs !" Alice en a cinq, Sophie deux. Alice et ses sœurs ont lancé une ligne de vêtements éthiques au nom évocateur (Sixsœurs), sans compter sa propre collection de bijoux et accessoires ethniques (Septième Sœur), tandis que Sophie confectionne des sacs 100% hand made et upcycling, sous l’étiquette Sisters Vintage. Le lien avec le rock qu’elles font ? "Vivre dans l’action !", précise Sophie. "C’est ça, pour nous, le féminisme, mais ça n’a rien de revendicatif... Même si le fait de faire du rock en tant que femmes peut parfois nous porter préjudice. Quand un booker te dit qu’il a programmé Soror parce qu’il lui fallait un “groupe de filles” pour remplir ses quotas, c’est un peu dérangeant... Parce que ça porte atteinte à ta légitimité." Et ça parasite l’essentiel, à savoir la musique, puisque c’est de ça, quand même, dont il s’agit. De l’indie vaporeuse aux teintes claires obscures, entre Warpaint et The Breeders, avec une métrique presque trip hop qui rappelle le "Third" de Portishead ("une grande influence"), et cette voix capiteuse et feutrée, celle d’Alice, plus proche des canons d’expression soul que de l’exclamation typiquement rock. Un décalage que Soror assume complètement et dont le groupe tire sa prestance et sa force, parce que "obéir aux codes" c’est pas vraiment leur genre et c’est tant mieux. Quant aux lyrics, ils évoquent la crise qu’on traverse, l’ultratechnologie qui nous déshumanise, "toutes ces questions qu’on se pose et auxquelles on tente de répondre par l’émotion"... Et de l’émotion, il y en a, puisque le titre de ce premier album qui sort à la rentrée, "New Born", renvoie à la maternité. "C’est l’accouchement d’un enfant et d’un disque !", plaisante Alice, jeune maman comblée. Pour le reste, sachez quand même que dans Soror, il y a aussi deux hommes (Thibaut Lambrechts à la guitare et aux synthés, Théo Lanau à la batterie) qui, du coup, ne peuvent être accusés de mansplaining (d’où leur silence dans cet article). La parité est respectée, le rock n’est pas mort, les hommes ne la ramènent pas trop et les femmes tiennent la barre : vive le modèle Soror, son élégance, sa pertinence, et vivement la rentrée pour accueillir son "nouveau-né".

SOROR, “New Born” (sortie en septembre)
@sororband

Ada Oda

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© Ameline Vildaer

Il suffit parfois d’un match sur Tinder pour jouer à Dour. On résume à mort, mais si Ada Oda a sorti son premier disque "Un Amore Debole", joué en "support act" du phénomène brit rock Wet Leg et enchaîné les dates et déjà les tournées, c’est grâce, en partie, à l’appli de rencontre. "J’ai rencontré Victoria (Barracato, ndlr) en plein Covid, sur Tinder, alors que je cherchais une chanteuse pour mon nouveau projet de groupe", explique César (Laloux), musicien pro bien connu du milieu indé bruxellois (il a joué dans The Tellers, BRNS, Mortalcombat, Italian Boyfriend...). "Il m’a envoyé ses maquettes alors qu’on ne s’ était jamais rencontrés", précise Victoria, "et vu la consonance de mon nom, il m’a demandé si j’avais pas envie de chanter en italien." C’est au sortir du premier confinement qu’ils vont enfin se voir en vrai, et c’est sans drague que Victoria dit oui : pour jouer - pas sortir - avec lui. Très vite (en septembre 2020), le duo "attaque direct 5-6 morceaux" et recrute trois copains musiciens pour cimenter le groupe (Clément Marion, Alex De Bueger et Aurélien Gainetdinoff, qui jouent tous dans plein de projets indé cools). Ada Oda est né, allegro con brio. Avec l’envie, donc, de faire du rock en italien dans le texte : une première en Belgique (exceptions faites des Louviérois de Romano Nervoso et des carolos de Spagguetta Orghasmmond, mais chez qui l’anglais prime). "C’était l’occase de tester autre chose", confie César, "et de se donner une chance d’être vraiment un groupe original"... "Parce que c’est un style de musique (un peu post-punk, un peu jangle pop, ndlr) qui se fait rarement en italien", renchérit Victoria. "Et on a vite remarqué que ça touchait les Italiens de voir qu’on utilise leur langue pour faire autre chose que de la variété ou du rock classique." De fait, Ada Oda ne sonne ni comme Lucio Battisti, ni comme Måneskin, ni comme Raffaella Carrà. "En plus je chante avec mon accent francophone et j’écris les paroles un peu à la française" : sans chichis, "straight to the point", oui, voilà : punk. "C’est notre philosophie, en fait : faire les choses simplement", admettent-ils tous les deux. "Et de toute façon, on n’a pas le bagage technique pour faire de la musique compliquée... On n’est pas Radiohead !" Il n’empêche qu’Ada Oda, déjà, est une affaire qui roule et ce n’est sans doute pas non plus un hasard : César bosse à côté comme "booking manager" et Victoria n’est autre que la fille de... Frédéric François. "C’est sûr qu’il me coache un peu pour que je chante plus juste et qu’il nous a donné son avis sur l’album, mais ça s’arrête là. Je n’étais pas du tout dans ce milieu avant Ada Oda... Même si je suivais parfois mon père en concert, j’étais trop petite pour me rendre compte de ce qui se passait." Mais oui, basta : peu importe les potins, Ada Oda a juste envie de faire de la bonne pop. Encore merci, Tinder !

Ada Oda, “Un Amore Debole” (62TV Records)
En concert au Dour Festival le 13 juillet
@adaodaband

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